Résidence Le Manoir
28 avenue Honoré Baradat - Entrée A
64000 Pau

Une langue se dessine ainsi, elle modèle et structure le monde
Rosie Pinhas-Delpuech

Ma langue maternelle est une langue étrangère
Edmond Jabès

Akira Mizubayashi, est Japonais. Dans son dernier livre, Une langue venue d’ailleurs, il célèbre ses épousailles avec le français. D’ailleurs il n’a pas épousé que le français, car faute d’avoir une mère française, il a épousé… une française. Avec le français il cherche une adéquation du dit au dire, adéquation des mots avec ce qu’ils signifient, un idéal de transparence à soi-même et aux autres, une tentative de retrouver une unité perdue. Dans cette démarche il est accompagné par Rousseau, Voltaire, Flaubert et bien d’autres ; on trouve dans cet ouvrage toute une réflexion sur la littérature définie comme « une orchestration d’un ensemble de motifs qui concernent la totalité de la vie
psychique et spirituelle d’un individu … une expérience essentielle engageant tout l’être, toute l’énergie vitale d’un homme… »

Apprendre le Français

Akira Mizubayashi a voulu apprendre le français par dépit, parce que sa langue lui semblait vide, « parce que les mots ne s’enracinaient pas, des mots privés de tremblement de vie et de respiration profonde. Des mots inadéquats, décollés. L’écart entre les mots et les choses était évident. » La jeunesse communiste japonaise de cette époque n’échappait pas à ce constat, « leurs mots étaient dévitalisés, des phrases creuses, des paroles désubstantialisées flottaient sans attache autour de moi … Partout il y avait de la langue fatiguée, pâle, étiolée… » C’est pour en finir avec cette sensation de vide, de creux des mots auquel ne répond que le vide de la pensée que Mizubayashi se plonge littéralement dans la langue française, et qu’au vide de la harangue révolutionnaire il préfère l’éloquence du français, cette musicalité de la langue française, le français résonne comme un instrument de musique, pour cet amoureux de la musique et de Mozart.

Dans cette volonté d’immersion dans une autre langue Mizubayashi rencontre Arimasa Mori, celui qui l’a orienté vers le français, comme seule « figure de l’ailleurs. Ce qui avait préparé ma rencontre avec le texte de Mori, c’était la fuite du sens, le déficit de vérité qui frappait le japonais, seule langue dont je disposais alors, ou, si l’on préfère, toute la réalité du monde qui se tissait dans et par la langue japonaise, ma langue de naissance. » Cette rencontre lui donne l’occasion de « recommencer (sa) vie à peine commencée, de refaire (son) existence entamée, … de retisser les liens avec les visages et les paysages, de remodeler et reconstruire l’ensemble de (ses) rapports à l’autre, bref de remettre à neuf (son) être-au-monde. » Mori comme Mizubayashi font l’expérience, tout imaginaire sans doute, du moindre écart, voire de la disparition de l’écart entre les mots et les choses « les paroles produites dans et à travers la langue française finissent pas devenir
équivalentes à la chose… C’est seulement à ce moment là que la chose se révèlera sous un nouveau jour, s’incarnera dans une nouvelle vie. » A. Mizubayashi cherche l’accord parfait de l’être et du paraître à travers la langue, l’accord du dit et du dire, il cherche comme tout un chacun le moindre écart entre les mots et leur représentation, pas de divorce, pas de scission, pas de clivage malheureux entre l’intérieur et l’extérieur.

Équivoques

Si Mizubayashi souffre des « maux de langue », il souffre aussi les blessures de la langue, il fait des erreurs qui le meurtrissent, car cet écart entre les mots et des choses impossible à résorber se déplace, il peut, en français, appeler Monsieur une jeune fille à son grand désespoir. Mais il y a aussi des télescopages redoutables entre japonais et français. Notamment, à l’innocente question comment traduit-on bleu marine en japonais ? Mizubayashi courtise une jeune fille qu’il complimente sur son joli pantalon bleu marine, il s’enhardit, un échange s’engage, Mizubayashi fait l’éloge de cette couleur noble dans son pays et en propose la traduction en japonais… Oui, mais en japonais, ça se dit kon, et cette réponse jette un froid glacial, comment n’y avait-il pas pensé ? Le sexuel fait ici brutalement effraction, à son insu. Quant au toro, si le français nomme ainsi l’animal, en japonais, il nomme le sot, alors « l’intorOduction » premier mot d’un mémoire qu’il écrit sur
Rousseau, devient pour l’auteur le signe de sa bêtise ; un lapsus calami, fut-il japonais, n’en demeure pas moins un … lapsus. Ce qui nous fait rire le met en rage, «C’était cette lettre « O » qui provoquait tout mon énervement, toute ma colère contre moi-même ; mon malheur venait de ce signe de trOp qui faisait irrésistiblement penser à un zéro … Je me haïssais dans cette représentation de moi-même, larvée au fond de ces deux syllabes surgies par la médiation de la seule lettre O. » On croit maîtriser la langue, et c’est elle qui se joue de nous.

Mizubayashi apprend ses premiers mots en les répétant à l’infini, il ressent un ineffable plaisir de la phonation comme un enfant qui répète à plaisir, jusqu’à plus soif les nouveaux mots de sa langue qu’il nomme paternelle, bien que son père soit japonais, car lorsqu’il parle cette langue étrangère, il « entend au plus profond de ses oreilles toutes les nuances de la voix de son père. Le français est ma langue paternelle. » Le français doit faire partie de son corps, c’est ce qu’il dit à ses étudiants, parler la langue nécessite un nouage entre la langue et le corps, n’est-ce pas ainsi que le petit d’homme entre dans le langage ? Il nous montre, sur le vif, par l’apprentissage d’une deuxième langue comment peut s’élaborer l’apprentissage de la langue elle-même.

Épouser la langue

Mizubayashi a épousé la langue, et c’est manifestement un mariage heureux, mais qui ne va pas sans quelques scènes de ménage. Mizubayashi, ne peut pas s’approprier totalement la langue de l’Autre, parce qu’elle ne lui appartient pas, « c’est une langue d’autrui, de l’autre, qui n’est pas à ma portée, qui me restera toujours extérieure et étrangère. » Et parfois ce mariage se fait étouffant, le français lui semble être un carcan, « un ensemble de contraintes horriblement rigides, Cioran parlait de « camisole de force ». » Mais c’est à l’intérieur de ce carcan qu’il trouve une liberté particulière. A défaut de la fusion souhaitée, Mizubayashi gagne la proximité. Cette proximité d’avec la langue venue d’ailleurs lui permet de se faire l’analyste de ce que les langues française et japonaise recèlent et véhiculent de particulier, dans le lien social.

L’intime de la langue

Beaucoup d’écrivains étrangers qui ont adopté une autre langue que la leur ou ont été adoptés par elle et ont fini par écrire directement dans cette langue, ont témoigné de ce que cela avait changé pour eux, car la langue dit un mode de rapport à l’Autre. Un autre écrivain, américain
celui-là, lu en même temps que Mizubayashi témoigne d’une expérience similaire : comment l’apprentissage d’une autre langue transforme le sujet. Peter Manseau nous offre un formidable roman Chansons pour la fille du boucher, pour dire son rapport à cette nouvelle langue et décrire son travail de traducteur. Cet écrivain américain a accepté dans sa jeunesse un petit job dans une association juive, il s’agissait de classer des livres en Yiddish. Il déchiffre à grand mal les titres avec les quelques rudiments d’Hébreu appris à la faculté, et finit par apprendre la langue. Là aussi, il s’agit d’une histoire de langue, de traduction, de découverte qu’une même chose peut avoir plusieurs mots pour la dire… François Cheng évoquait, lui, « cette ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » Manseau s’interroge sur l’intime de la langue, sur son rapport avec le corps, la sexualité et le sexe, « la traduction est un acte intime… Sans traducteur, qui déshabillerait les mots ? ». Manseau s’interroge sur le lien de la langue et de l’identité. Car ce jeune homme qui parle Yiddish passe pour un juif, alors qu’il est tout ce qu’il y a de plus goy, fils d’un prêtre et d’une religieuse qui ont renoncé à leurs voeux : « le simple fait de parler yiddish vous projette dans un monde différent. Soudain on m’a pris pour un « nice jewish boy », un gentil garçon juif. Les gens se comportaient avec moi de manière différente, et j’ai compris que cette langue est indissociable d’un sentiment d’appartenance tel que, si ceux qui la parlent ne détectent pas en vous quelqu’un de différent, ils en déduiront que vous n’êtes pas différent… Je voulais explorer cette idée qui m’obsède : comment on se métamorphose en passant d’un idiome à un autre. Comment on « s’autotraduit » en somme on pourrait même dire comment on se « réécrit ». Pour moi cela renvoie à une expérience proche de l’exil ou de l’immigration… Tout ce qui semblait aller de soi dans la langue maternelle, les histoires que l’on se raconte ou celles qu’on raconte aux autres ne sont plus tout-à-fait les mêmes. » La langue, l’identité, l’exil, l’écriture et la traduction d’un roman sont au cœur du roman de P. Manseau.

L’exil de la langue

Manseau comme Mizubayashi, François Cheng aussi bien, font l’expérience de l’apprentissage de deux langues qui leur sont plus qu’étrangères, même leurs calligraphies diffèrent, comment cela ne transformerait-il pas leur être-au-monde ? Exil, le mot est lâché, « l’exilé éprouve la douleur de tous ceux qui sont privés de langage, et se rend compte combien le langage confère « la légitimité d’être « ». La psychanalyse montre la faille de l’être, Freud l’a appelée inconscient, Lacan division du sujet, le sujet est exilé à soi-même, exilé dans sa langue même, ces auteurs montrent la fracture en passant par une langue étrangère. La division est évidente parce qu’il y a deux langues,
alors que l’exil intérieur est masqué au sujet, sauf s’il est écrivain analysant ou analyste… Bien loin d’avoir trouvé l’unité Mizubayashi rencontre la perte « le jour ou je me suis emparé du français, j’ai en effet perdu le japonais » et ce qu’il nomme l’étrangéité. Ni français ni japonais mais immergé dans cette étrangéité, qui est comme une errance entre deux langues et une sorte de non lieu de la langue, de ce lieu écarté de la langue il accède à la parole, ce qui constitue une « perspective sur le réel de l’Autre .» Aucune transparence n’est accessible à l’être parlant, mais la tentative de colmater cette brèche donne naissance à la littérature. Ni Mizubayashi ni Manceau ne me contrediront !