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Supporter la vie reste bel et bien
le premier devoir de tous les vivants
Sigmund Freud
Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face. Cependant…. C’est bien ce que fait David Grossman, grand écrivain israélien. Il n’y a pas de pire monstruosité que des enfants doivent mourir avant leurs parents, écrit Freud évoquant la mort de sa fille Sophie. Si à chaque perte correspond un mot qui la nomme, orphelin, veuf… Il n’y en pas pour dire cette perte qui dérange l’ordre du monde, quand bien même le monde ne s’arrête pas de tourner.
Les endeuillés
David Grossman a perdu son fils Uri au Liban en 2006. Il écrivait alors le chef d’œuvre qu’est Une femme fuyant l’annonce, un roman sur l’angoisse d’une mère dont le fils s’est engagé dans l’armée israélienne et qui fuit pour ne pas entendre l’annonce de sa mort, rendant celle-ci imaginairement impossible. Roman prémonitoire s’il en fut. Grossman confronté à l’indicible douleur de la perte cesse d’écrire.
Cependant… Amos Oz, son et grand écrivain lui aussi, lui souffle qu’il doit poursuivre l’écriture de ce livre que Grossman pense ne pas pouvoir sauver, Oz lui répond que c’est précisément le livre qui le sauvera, lui. Grossman remercie Oz pour cette juste parole : « ce que dit Oz est tout à fait exact… (Le deuil) est l’exil de tout ce qu’on connait. Le retour à l’écriture est la création d’un lieu où je pourrais être et qui est redevenu ma maison. »[1]
Ecrire pour survivre
Grossman retrouve l’écriture, ce qui nous vaut aujourd’hui de lire ce bel ouvrage, sorte de long poème dédié non seulement à Uri, mais à tous ceux qui ont perdu un être cher tombé hors du temps.
Un soir un homme décide de partir, de se mettre en marche, il n’en peut plus, il doit marcher, bouger, aller là-bas. Là-bas est le nom de ce qui n’a pas de nom, un lieu improbable, un lieu qui n’existe pas, mais où il Faut aller. Cet homme se met en marche et il est suivi par d’autres, orphelins de leur enfant, et qui ne sont pas non plus revenus de ce hors temps, dans lequel la présence absence de l’enfant occupe tout l’espace, étouffant toute velléité de vie. La ravaudeuse de filet ne ravaude plus, le cordonnier ne fabrique plus de chaussures, le professeur de mathématiques n’enseigne plus et l’écrivain, dit Le centaure porte-parole de Grossman, ne peut plus écrire.
En marchant se dévoile une parole, parole de désespoir, de douleur et de déréliction, « mais tous ont la soif de trouver la langue pour parler du deuil pour parler du deuil d’un enfant, parce que la langue est pauvre pour dire, on est devant l’impensable. »[2]
Ils marchent « pour mettre du mouvement dans l’espace de la mort [3]». Là-bas serait ce lieu où l’on peut parler de cela. Là-bas serait ce lieu où l’on peut se séparer des morts et retourner à la vie, « pour se retrouver un avenir. »[4]
Avec ce chant funèbre, David Grossman montre le chemin d’un retour à la vie après un tel cataclysme, une telle perte. Car « les mots sont petits… mais nous sommes humains et en tant qu’êtres humains nous devons tenter de nommer les choses qui nous arrivent… et alors on peut réduire l’espace tragique immense en tous petits mots. »[5]
D’autre s’y sont essayés, Philippe Forest[6] après la mort de sa fille, Joyce Carol Oates[7], après la mort de son mari, Jean-Louis Fournier[8] après la mort de sa femme. On ne peut pas tous les nommer, mais tous ont essayé et réussi, non pas à faire œuvre avec la malheur, mais à mettre des mots sur l’indicible de la mort et l’insondable profondeur du chagrin. Mais aussi, parce que comme Grossman ils ne peuvent pas ne pas écrire : « je ne comprends ma vie qu’à travers l’écriture »[9] « je suis comme ça… telle est ma nature… C’est un fait. Incapable de comprendre quoi que ce soit tant que je ne l’écris pas. De le comprendre réellement, de manière précise… Je dois la recréer sous forme d’histoire.»[10]
Parce que les mots ont « le pouvoir qu’on ne peut pas nommer, de ramener à la vie… La mort est hermétique on ne peut pas pénétrer dans ce bloc monolithique, mais on peut faire un pas dans le processus par l’art, l’écriture. » [11] Tenter de border ce trou dans la vie qui jamais ne se refermera, tenter de faire le pari de la vie malgré tout, c’est que nous offre aujourd’hui David Grossman.
[1] L’humeur vagabonde, entretien de K. Evin et David Grossman, France Inter, octobre 2012
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] P. Forest, L’enfant éternel, Ed. Gallimard, 1997
[7] J. C. Oates, J’ai réussi à rester en vie, Ed. Philippe Rey, 2011
[8] J-L. Fournier, Veuf, Ed. Stock, 2011
[9] L’humeur vagabonde
[10]Tombé hors du tempms, Op. Cit., p. 83
[11] L’humeur vagabonde